Interview : Yves Padrines, PDG de Nemetschek Group
16 novembre 2022Monsieur Padrines, votre parcours ne semblait pas vous destiner à être là ou vous êtes aujourd’hui étant un homme des médias et des télécoms. Quelle est votre mission et que souhaitez-vous insuffler au sein du Nemetschek Group ?
En fait, cela me correspond très bien car j’ai passé toute ma carrière dans le domaine des logiciels et de la technologie. Avant de rejoindre le groupe Nemetschek, j’étais PDG de la société Synamedia, et nous en avons fait le plus grand fournisseur indépendant au monde de logiciels vidéo pour la télévision payante, les télécommunications, les médias et les acteurs OTT.
Avant cela, j’étais responsable de l’ensemble de l’offre de produits et de services de Cisco en tant que Vice-Président pour la région EMEA. J’avais rejoint Cisco dans le cadre de la vente de NDS (filliale techonologique du groupe news Corp), où j’ai occupé une série de postes de direction générale. J’ai débuté ma carrière en management consulting chez PriceWaterhouseCoppers et fut ensuite co fondateur d’une start up de musique en ligne en Silicon Valley.
Au sein du groupe Nemetschek, mon objectif est de mieux adapter les structures et les processus du groupe à sa croissance rapide, tant dans le domaine des logiciels de construction que dans celui des médias. Nous sommes leaders dans la plupart de nos activités avec une très forte reconnaissance de nos produits et notre approche marché peut encore être améliorée.
En France Nemetschek, c’est ALLPLAN, Bluebeam ! Pour la première fois votre groupe a été présent à BATIMAT un des salons français phares du monde de la construction. Cela est-il annonciateur de nouvelles ambitions pour la France ? Y a-t-il un plan France au sein du Nemetschek Group ?
Le groupe Nemetschek, c’est bien plus que ALLPLAN et Bluebeam ! Nous avons 13 marques fortes, couvrant l’ensemble du cycle de vie d’un bâtiment ainsi que le secteur des médias et du divertissement. Nos marques sont expertes dans leurs domaines et jouissent d’une grande réputation dans leurs segments.
Mon objectif est d’accroître la notoriété de Nemetschek et de toutes nos compétences combinées afin de cibler également des clients plus importants. Dans le monde entier – et également en France – les grandes marques telles que ALLPLAN, Bluebeam, Graphisoft, Solibri, Spacewell, Vectoworks ou Maxon sont mieux connues des clients que le nom Nemetschek. Avec une approche commune – ainsi qu’un stand commun lors de salons importants, tels que BATIMAT, nous visons à être perçus comme un seul groupe – sans pour autant perdre l’identité propre et l’expertise des marques.
La révolution au sein du monde de la construction est en marche ! Pour certains ça n’avance pas assez vite. Beaucoup d’acteurs s’accordent pour dire que jusqu’ici la transformation du bâtiment a été porté par la règlementation. Pour vous quel sera le principal moteur de demain dans la transformation du secteur ? L’innovation technologique, la transformation des métiers ou encore autre chose ?
L’innovation technologique sera certainement un facteur clé. L’industrie de la construction à quatre principaux challenges. A ce jour, 90% des projets de construction sont hors budget et en retard. Par ailleurs, le secteur de la construction est responsable de 40 % des émissions de CO2 dans le monde. 20 % des matériaux utilisés lors d’un projet de construction sont gaspillés en raison des retouches dues à des erreurs. Enfin le secteur connait actuellement une très forte pénurie de main d’œuvre. La productivité du secteur augmente à un rythme très faible, notamment par rapport à d’autres industries. La digitalisation de l’industrie de la construction doit s’accélérer.
Grâce aux outils numériques, les bâtiments et les projets d’infrastructure peuvent être mieux planifiés, plus efficace et plus durable. Toutefois, pour que cela se produise, les différents acteurs doivent collaborer plus étroitement et les standards ouverts doivent devenir monnaie courante. Il faut considérer le cycle de vie de la construction comme un cycle et penser les bâtiments différemment, en se concentrant sur ses données.
Pour stimuler l’innovation dans le secteur, nous consacrons près de 23 % de nos revenus à la recherche et au développement et investissons en parallèle dans des startups innovantes.
On peut lire sur votre site : « Aucune autre technologie émergente n’a le potentiel de disrupter et de transformer l’ensemble du cycle de vie du bâtiment dans la mesure où l’IA le fera. » Quelle place possède l’intelligence artificielle au sein de votre groupe ? Et pourquoi de telles convictions concernant l’IA ?
La modélisation des informations du bâtiment (BIM) s’étendant de plus en plus au cycle de vie des projets, le passage à une conception et à une construction axée sur les données se traduit par leur collecte en quantités croissantes dans toutes les phases de construction. Les parties prenantes, tout au long de la chaîne de valeur de la conception et la construction, passent de plus en plus de temps à gérer l’information, en essayant de les organiser et de les synthétiser.
L’IA et les techniques d’apprentissage automatique (ML) s’avèrent être des outils puissants pour maximiser la valeur et le potentiel des données afin de prendre des décisions opportunes plus rapidement, ce qui a un impact sur l’architecture, l’ingénierie, la construction et l’exploitation des bâtiments.
Afin d’accélérer la mise sur le marché d’innovations pour le secteur, nous avons investi l’année dernière dans plusieurs start-ups qui proposent des solutions basées sur l’IA : par exemple Reconstruct, leader américain du contrôle de qualité à distance basé sur l’IA, et Imerso, une société norvégienne qui utilise l’IA, la capture de la réalité et les technologies BIM pour automatiser le contrôle de qualité.
Le BIM permet en théorie d’économiser de l’argent et du temps ! Mais il est parfois nécessaire d’investir des sommes conséquentes pour de petites entreprises ? Quelle réponses concrètes apporte aujourd’hui votre groupe à ces petits acteurs désireux de se transformer mais freinés par les coûts d’investissement ? L’heure est à la rénovation énergétique en France. L’Etat multiplie les aides et les messages… En quoi le Nemetschek Group se démarque par son offre logiciel sur ce sujet ?
Je pense que la première question à se poser est de savoir ce qui empêche réellement les petites et moyennes entreprises de s’adapter à des technologies comme le BIM : Le coût ? Un manque de formations possibles ou le fait que les avantages ne sont pas visibles ? Je pense que ce dont les clients bénéficieraient le plus, c’est d’une variété de scénarios d’utilisation, c’est-à-dire à la fois les réussites, les enseignements et les défis. Les clients veulent savoir ce qu’ils peuvent en retirer en tant qu’utilisateurs finaux, en particulier les petites et moyennes entreprises. L’industrie doit s’améliorer en montrant ce qu’elle apporte aux clients.
La digitalisation, qu’est-ce que cela signifie ? Pour nous, et surtout pour moi, la digitalisation est une question de philosophie car il faut être prêt. En tant qu’entreprise, vous ne voulez pas vous digitaliser juste pour dire, je me mets au diapason de la digitalisation, parce que mes concurrents le proposent ou parce que mon client me le demande. Alors, qu’est-ce que j’y gagne en tant qu’entreprise ? Pourquoi est-ce que je veux faire cela ? Est-ce pour résoudre certains des problèmes mentionnés ci-dessus ? Pour économiser de l’argent ? Est-ce parce que je veux être plus durable ? Est-ce parce que je veux offrir une meilleure qualité ?
Ensuite, les entreprises doivent s’assurer qu’elles communiquent bien en interne, qu’elles forment leurs employés et qu’elles s’assurent qu’ils ont les bonnes compétences. Au sein du groupe Nemetschek, nous soutenons fortement l’utilisation de standards ouverts, permettant à chacun de travailler avec la solution qu’il préfère.
J’aimerais vous proposer maintenant deux questions d’experts de la communauté BIM.
Stéphane DUFOUR (Responsable BU BIM chez Bureau Veritas construction) :
SOLIBRI est un outil très puissant à qui sait l’utiliser et je trouve dommage qu’il n’existe pas un réseau de formateur proposant des formations à plusieurs niveaux. Nous sommes obligés en France de nous autoformer. Comptez-vous mener des actions pour améliorer cela ?
Solibri permet de tirer parti des modèles BIM pour améliorer l’efficacité, tant du côté de l’ingénierie que de la construction, avec, en ce qui concerne la valeur ajoutée, très peu de contraintes. Il est simple à utiliser pour tous les projets.
L’utilisation croissante de Solibri en France s’accompagne de certains challenges pour nous : fournir une grande qualité de services à travers des experts dédiés. Nous sommes amenés à revoir notre offre de services, et nous proposons différents niveaux de formation. Toutefois, nous avons déjà mis en place certaines initiatives et d’autres sont en préparation.
Une première initiative est que nous avons une équipe Solibri, en France, pour piloter un programme de certification pour les partenaires intéressés. Cette certification garantit que la formation et la consultation des professionnels certifiés répondent à nos exigences de qualité les plus élevées.
La deuxième initiative consiste en une refonte de notre programme de formation actuel qui sera un programme hybride, mêlant e-learning, ateliers et sessions de formation classiques. Et enfin, nous renforçons nos équipes Solibri en France notamment avec plus de customer success management, qui nous permettra de travailler en étroite collaboration avec nos utilisateurs, de les soutenir et de les guider dans leur parcours qualité.
Jérôme Ravart ( Economiste de la Construction – BIM Manager ) :
Comment travaillez-vous pour améliorer la connexion entre les différents logiciels, afin que la marge d’erreur d’extraction de modèles IFC se réduise lors des extractions ? Et quels sont vos plans dans l’avenir sur ce sujet ? il s’agit ici d’interopérabilité…
Lors de l’importation/exportation, il y a toujours plusieurs sources de problèmes. Par exemple, si vous importez un objet depuis un autre logiciel, vous dépendez de sa qualité et de ses propriétés.
Pour les objets complexes créés avec 3D Modeler, le type d’objet IFC doit être spécifié dans les attributs de l’objet afin qu’il soit reconnu dans le fichier IFC et non catégorisé comme un « proxy ». En ce qui concerne les plans de demain, nous savons que la norme IFC 4.0 est en cours de certification auprès de buildingSMART, l’association centrale qui est responsable du développement et de la promotion des standards ouverts dans l’industrie du bâtiment. Mais c’est aussi toujours une question de contexte d’utilisation : Sur quels projets travaillez-vous ? Comment êtes-vous connecté à vos partenaires et parties prenantes ? Au lieu de se contenter d’imposer une certaine norme IFC, il est également important de comprendre la philosophie qui la sous-tend.
Avez-vous un dernier mot sur la transformation numérique du secteur du bâtiment ? Et l’impact que souhaite avoir votre groupe sur ce sujet dans les années à venir ?
Trop souvent, les traditions, les processus répétitifs et les méthodes de travail familières, un certain degré de réflexion cloisonnée dans les différentes professions et, surtout, l’inertie des clients font encore obstacle à la digitalisation accélérée du secteur de la construction. En effet, c’est aussi aux décideurs, aux constructeurs, aux propriétaires et aux bailleurs d’exiger la durabilité ou l’économie circulaire de la part du secteur de la construction, plutôt conservateur et très fragmenté. Chaque décision qu’ils prennent aujourd’hui, même lorsqu’il s’agit de maisons individuelles privées, aura un impact sur les 20 prochaines années – voire plus. Il ne suffit donc pas de rester les bras croisés et de laisser faire les autres.
Et il n’y a pas d’autre moyen que de poursuivre la digitalisation. La complexité des projets à grande échelle augmente rapidement. Alors que par le passé, il était encore possible de construire sur des sites vierges, aujourd’hui, les nouveaux bâtiments doivent souvent s’intégrer dans des environnements déjà construits.
Les deux enjeux de la digitalisation et de la pérennité vont donc de pair – le secteur de la construction étant un bon exemple de potentiel inexploité.
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